Mathieu Bodmer : « Oui, peut-être que j’avais un talent incroyable »
Mathier Bodmer a des dizaines de casquettes, encore trois licences de foot et
déjà 1000 vies. Entrepreneur, consultant télé, papa, défenseur, président de
club, travailleur social, footballeur professionnel, milieu de terrain, grand
frère du quartier, international espoir, bachelier avec mention, avant-centre
et fan du PSG. Toujours. Alors en attendant de pouvoir rejouer avec son club
d’enfance, l’équipe de foot corpo d’Issy-les-Moulineaux et celle de
tennis-ballon d’Évreux, et à défaut de pouvoir encore distiller sa science du
jeu sur Téléfoot, cet insomniaque engloutit des heures de vidéos de foot. D’un
Maritimo Funchal à un match U15 du HAC, en passant par le match retour contre
le Barça. Entre, il donne aussi des interviews de deux heures. « Je suis
normand, je suis un taiseux. » Heureusement.
Propos recueillis par Maxime Marchon
Pendant ton enfance, tu allais au Camp des Loges pour avoir des autographes.
Comment as-tu vécu le fait d’être de l’autre côté de la barrière ?
Je me suis rappelé que 25 ans en arrière, c’était moi. Que j’étais tout timide,
que je n'osais pas parler à George Weah et David Ginola. Mon père me disait : «
Vas-y, c’est des hommes comme tout le monde. » Mais pour moi, c’était le George
Weah de la télé qui était trop fort au foot. C’était donc important que je
m’arrête. Il fallait que je rapproche le monde pro du monde amateur. Ce sont
les gens qui vont au stade, qui regardent la télé, qui vont jouer au foot. À
cause des réseaux sociaux, la nouvelle génération est moins passionnée. Il y a
beaucoup de matchs de foot aujourd’hui à la télé, on peut regarder en replay,
il y a des résumés sur internet, les buts... Moi, le match sur Canal du
vendredi, j’étais derrière ma télé 30 minutes avant. Je savais qu’il allait
commencer à 21h, mais il n'y en avait que deux par semaine, donc j’avais peur
de le louper.
Aujourd’hui, avec l’absence d’ambiance et de supporters, un match comme le
PSG-Barça de ce soir, tu arrives à le regarder en entier encore, sans être
déconcentré par un mail, un SMS, Twitter ?
Avec le PSG, oui. Sinon j’ai trouvé la parade pour ça : je regarde plusieurs
matchs en même temps. Ça évite de s’endormir. Je pars du principe que chaque
match va m’apprendre quelque chose. Peu importe la division. Je peux être aussi
attentif devant un match U15 que de Ligue des champions. Je vais voir un
placement, une prise de balle, la découverte d’un joueur. Quand j’étais chez
Téléfoot, j’essayais de retranscrire ça, faire en sorte que la personne devant
le match reparte avec un truc qu’elle ne connaissait pas, n’avait pas vu.
« J’ai envie de retourner au stade, de prendre le vent et la pluie dans la
tête. »
Mais tu es d’accord que si Paris avait gagné la Ligue des champions l’année
dernière, elle n'aurait pas eu le même goût que celle des années précédentes ?
Complètement. Ce n'est pas pareil. Sans public, ce n'est plus du foot. Pour les
arbitres, les joueurs, les dirigeants, les téléspectateurs... pour personne. On
se disait : « Il n’y a pas de monde au stade, il y en aura plus devant la TV. »
Faux. Ce matin, je regardais le reportage Netflix sur Pelé par exemple. Je vois
le Maracanã, 200 000 personnes, je me dis : « Ah ouais il y avait du monde dans
le stade. » Les journalistes qui entrent sur le terrain, les mecs qui se font
la bise, qui s’enlacent, tu oublies même que tu as connu ça. Je suis fan de
NBA. Les Lakers ont gagné le titre, le premier après le décès de Kobe Bryant.
Il aurait dû y avoir une fête. Là, ils ont gagné devant les écrans. Toute ma
vie, j’ai regardé la remise des remises de trophée. Là, je n'ai pas regardé. Ça
n’avait pas d’intérêt, il n'y avait pas de partage avec les supporters,
l’émotion, le discours. J’ai regardé une vidéo de Gambardella il y a quelques
jours,
un Saint-Étienne-Lyon, il y a quelques années, il y avait 3000-4000 personnes
à l’Étrat pour un match de jeunes. Mes deux fils de 17 et 15 ans sont en centre
de formation. Quand l’aîné joue, on ne peut pas aller le voir. C’est à huis
clos. Je ne l’ai pas vu jouer depuis 6 mois. Je le vois toutes les semaines,
car c’est filmé. Mais j’ai envie de retourner au stade, de prendre le vent et
la pluie dans la tête, de voir des gens.
C’est exactement ça. Un match au stade, tu regardes la moitié du temps le
terrain et l’autre moitié les tribunes, les à-côtés.
En tant que supporter, le plus important, ce n’est pas le match, c’est comment
tu prépares la journée. Pour moi, en tout cas. Avant PSG-Chelsea ou PSG-Barça,
c’était : « Je fais quoi ? J’y vais avec qui ? On mange où, avant et après ?
Comment on fait pour les places ? On se retrouve où ? » Est-ce qu’au stade ça a
chanté ? Est-ce qu’il y a eu des buts ? Et après, on se remémorera : « Tu te
souviens quand on est parti là-bas, untel a fait ça ! » C’est les souvenirs.
Aujourd’hui, tout le monde va se rappeler : « Ouais j’étais devant la télé
quand ils ont mis 4-1 à Barcelone. » Si tu mets 4-1 à Barcelone et que le stade
au quatrième but, il s’éteint, c’est des souvenirs.
« Après la remontada, je n'ai pas parlé et je n'ai pas dormi pendant deux
jours. »
Tu retournes au Parc parfois ?
J’ai mon abonnement à Auteuil, mais il n’y a pas de match. (Rires.) Je suis au
deuxième étage. TF1 a voulu me filmer pour Barça-PSG, je leur ai dit : «
Impossible. » Quand je suis dans les tribunes, je suis insupportable, je suis
capable de me battre. Ma femme, quand c’est le PSG, soit elle ne reste pas,
soit elle ne me parle pas. C’est comme ça. Quand Paris a perdu 6-1, la
remontada, j’étais à Guingamp, je n’ai pas parlé et pas dormi pendant deux
jours. J’étais dans un pire état que si mon équipe perdait. C’est ça le pire.
Après coup, tu dirais que la période où tu as été le plus fort, c’est dans quel
club ? Au PSG ?
Non, je dirais pas le plus fort, le mot n’est pas bon. C’est un peu
présomptueux. Il y a eu des périodes où j’ai été très bon, que ce soit à Lille,
Lyon ou Paris, et des périodes où j’ai été moins bon, même à Nice. J’étais un
peu irrégulier comme joueur.
Comment l’expliques-tu ?
Je ne l’explique pas. C’était moi. Même dans un match, je pouvais être très bon
à un moment, sortir du match juste après, revenir. Être très très bon un
week-end, et le suivant, très mauvais. C’est ce qui a fait ma carrière aussi.
Dans l’ensemble, j’ai fait plus de bons matchs que de mauvais. Sinon, je
n'aurais pas fait autant de bons clubs. Après, les raisons, on peut en parler
pendant 100 ans. C’est le travail, la concentration, l’exigence du haut niveau,
les équipes avec qui vous jouez, les coachs que vous rencontrez. À Paris,
c’était moins le cas, j’arrivais à me dire qu’il fallait faire des choses
simples, parfois assurer pour faire un match correct. Mais ça, on l’apprend
avec l’âge et l’expérience.
Tu dirais qu’on ne travaille pas assez la partie mentale ?
Ça commence à venir. Il y a eu la prépa physique, après les coachs adjoints,
puis l’analyse vidéo. Et depuis quelques années, quelques mois, des coachs
mentaux sont arrivés dans les clubs. Il y a des joueurs stressés, qui n’ont pas
confiance en eux, et au contraire, d’autres qui ont trop confiance en eux.
« Je n’ai jamais eu de stress dans ma vie. Stresser, c’est ne pas savoir
comment tu vas nourrir tes enfants à la fin du mois. »
Tu te placerais où, toi ?
Moi, j’avais trop confiance en moi, c’était mon problème. Tu me donnes le
ballon, j’étais sûr de m’en sortir tout le temps. Parfois, ça ne passait pas.
J’ai fait des couilles. Mais dans les matchs compliqués, j’étais plutôt bon,
car je n'avais pas la pression du résultat. Pareil, jouer devant 100 000
personnes, c’est pas un stress, c’est du plaisir. Je n’ai jamais eu de stress
dans ma vie. Stresser, c’est ne pas savoir comment tu vas nourrir tes enfants à
la fin du mois. Pendant le premier confinement, je parlais avec des mères de
famille de quatre enfants, qui n'ont pas un euro, le papa est parti, les
enfants ne vont pas à l’école depuis deux mois, et elles n'ont pas un centime
pour les nourrir. Ce n’est pas nos problèmes de « Je joue, je joue pas » . À
certains joueurs qui se prenaient la tête, je leur répondais : « Tu te rends
compte, tu es payé pour aller t’entraîner ? Et en plus, tu es bien payé.
Demain, tu iras peut-être d
ans un autre club, il n’y a pas mort d’homme. »
T’es en train de nous dire que tu n’as jamais ressenti le stress ?
Jamais. Le seul truc qui pourrait me stresser un jour dans ma vie, c’est si ma
femme et mes enfants tombent malade. Maladie grave, hein : si c’est une
rhinopharyngite, ils en ont déjà eu. Tu peux avoir de l’argent, ça ne change
rien. L’année dernière, il y a eu un accident de voiture grave à Évreux. Une
dame âgée a perdu la vie. Dans l’autre voiture, c’était un mec qu’on
connaissait avec trois enfants. Deux sont décédés. Quand je vais voir le père à
l’hosto avec son enfant qui a survécu, et que le mec a le sourire, car il est
croyant... Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive après ? Ce n’est plus du
stress. On n'a rien vécu, on a joué au foot.
Et quand Zlatan débarque au PSG et vient te parler, t’as pas le stress ?
Non. J’ai connu pire dans mon quartier que Zlatan Ibrahimović, crois-moi.
(Rires.) J’ai grandi en HLM à Évreux. Certains vont dire milieu défavorisé.
Pour moi, c’était un milieu très favorisé, car j’ai aimé ma jeunesse. C’est
grâce à ça que j’ai pu jouer au foot au niveau professionnel. Je sortais de
chez moi, je sifflais, j’avais dix potes qui descendaient pour taper un foot.
Ça n’a pas de prix. On n’avait pas d’argent, mais ça m’a permis de jouer au
foot tous les jours de ma vie, d’avoir des potes qui le sont toujours
aujourd’hui.
Quelqu’un qui a réussi à ne pas rompre avec son quartier et ses potes, tout en
étant joueur au PSG, t’as pas l’impression d’être une exception ?
Nous, à Évreux, on est plus de 30 sportifs professionnels. Pendant les
vacances, au mois de juin, tu peux voir quinze professionnels qui jouent. Et
après, tout le monde va manger ensemble. Peu importe qu’il gagne un million par
mois ou qu’il soit au chômage. Tu croises Upamecano ou Ousmane Dembélé en train
de marcher dans le quartier comme si de rien n’était, donc les gamins ne sont
plus surpris. Ça les pousse à aller vers le haut, à vouloir devenir footballeur
professionnel. Quand je parle avec les gens des autres villes pas loin de chez
nous, Mantes-la-Jolie, les Mureaux, Trappes, ils disent que les gens de chez
nous ont la chance de nous avoir. Parce qu’on est toujours là. Je fais partie
des leaders, je suis l'un des plus anciens. Je suis l'un des premiers qui
étaient dans l’associatif, j’essaye de parler à la nouvelle génération pour
qu’ils prennent le relais. À un moment donné, on va vieillir, faire des choix
de vie, on ne sera plus là.
« Vingt minutes avant un match de Paris ou de Lyon, ça m'est déjà arrivé d'être
dans le vestiaire et de devoir régler un problème de minibus à Évreux. »
Outre ton rôle associatif, tu as été président du club d’Évreux pendant tes
années à l’OL et au PSG. Comment as-tu jonglé avec ces deux activités ?
C’était compliqué. J’ai pris le poste quand j’avais 28 ans. C'est pour ça qu’en
2013, j’ai arrêté quand je suis parti à Saint-Étienne. Ça demandait trop
d’énergie. J’ai dû gérer tout. Du minibus pas à l’heure le vendredi aux packs
d’eau pas là le samedi, au coach qui ne vient pas, à la licence pas payée, au
trou dans les caisses de dizaines de milliers d’euros à combler rapidement, aux
prud’hommes avec certains employés. Vingt minutes avant un match de Paris ou de
Lyon, ça m'est déjà arrivé d'être dans le vestiaire et de devoir régler un
problème de minibus à Évreux. Je n'ai jamais fait de burn-out, je n’ai pas
besoin de faire ça. (Rires.) Parfois j’étais fatigué, c’est tout.
Il vient de là, ton recul sur le monde du foot professionnel ?
La chance que j’ai eue en effet, c’est que j’ai été de l’autre côté de la
barrière. J’ai vu cette réalité économique. J’ai eu des employés à gérer et
1100 licenciés. À un moment donné, quand vous avez moins d’argent, il faut
faire des choix. C’est le plus dur, car c’est de l’humain. En pro, quand il
vous reste deux ans de contrat, vous savez que vous allez rebondir, que votre
président va vous transférer, que vous allez donc toucher un salaire. Quand
vous jouez en N3 et que vous dites à un joueur : « Tu as déconné pour X raisons
» ou à l’intendant : « Il y a eu beaucoup de problèmes avec les machines, le
minibus tu l’as cassé, ton CDD, je ne peux pas le renouveler » , ça lui engage
une vie. Intendant d’un club de foot sur un CV, t’es pas sûr de retrouver du
travail. Et quand en plus, pour certains, ce sont des potes, tu te disputes.
Comment tu réagis quand Riolo dit sur RMC que tu es un « des plus gros gâchis
des dix dernières années du foot français » ?
Je n’écoute pas, pour commencer. Mais c’est bon signe, ça veut dire que j’étais
un grand joueur. (Rires.) J’ai eu la carrière que je méritais. À un moment
donné, il faut se poser les bonnes questions. Je me demande si parfois, on ne
met pas les ambitions des joueurs trop haut. Ou le potentiel. Oui, peut-être
que j’avais un talent incroyable, mais peut-être que physiquement ou
mentalement, je n’étais pas prêt. Peut-être que ce que j’ai déjà fait, d’où je
suis parti, c’est déjà bien. Physiquement, je n’étais pas bon, je n’avais pas
une grosse endurance, je n’ai pas toujours été super sérieux dans ma vie, je
n’ai pas mis tous les atouts de mon côté. La vérité est là. Il y a beaucoup de
joueurs moins doués, mais qui se tuaient tous les jours, une hygiène de vie
irréprochable et finalement, ils font une meilleure carrière.
Quand tu dis que tu n’as pas été super sérieux, tu veux dire que tu sortais ?
Je ne suis jamais trop sorti. J’ai fait des fêtes comme tout le monde, mais ce
n’est pas ma tasse de thé. Moi, je suis marié, j’ai des enfants. Je suis
casanier, j’aime être chez moi. Mais l’hygiène de vie, ce n’est pas juste de ne
pas boire ou ne pas sortir. C’est ce que tu manges, comment tu dors. J’ai
toujours eu des problèmes de sommeil, je m’endormais tard. À un moment donné,
ça joue. Plutôt que d’aller dormir en sachant qu’il y avait un entraînement
important, je me disais : « S’il y un Miami-Lakers... » C’était mon plaisir. Le
lendemain, j’arrivais avec des yeux... Le préparateur physique me disait : « Il
y avait un match ? » « Ouais, il était grave. » Il me dit : « T’as dormi à
quelle heure ? » « Je n’ai pas dormi. » Pour un match de boxe aussi, ça m’est
arrivé. Un Pacquiao-Mayweather, c’était compliqué le lendemain. Et puis tu as
d’autres joueurs, à 21h30, ils dormaient. Nico Plestan, s�
�il ne dormait pas douze heures, tu ne pouvais pas compter sur lui le
lendemain. La chambre pendant les mises au vert, c’était compliqué... (Rires.)
On regardait Koh-Lanta à l’époque. À la première pub, il enlevait ses
lentilles, il dormait. Moi, je me disais : « Putain, ça va être long. Viens on
parle... » Ensuite, je devais mettre la télé sur l’iPad, j’étais puni.
Tu as dit que tu aurais mérité ta chance en équipe de France. À quel moment ?
À Lille, Lyon ou Paris. Les périodes où ça marchait bien. Faut demander à
Raymond Domenech pourquoi je n’ai pas eu cette chance. Je le recroise de temps
en temps. Si demain il me dit : « Je n’aime pas ta tête » ou « Je ne t’ai pas
pris pour X raisons » , c’est fini, c’était il y a 15 ans. Je n’ai pas de
regret. Encore une fois, ce qui devait arriver arriva.
Pendant ta carrière, tu citais en référence Mickaël Pagis ou Julien Féret, des
joueurs « à l’ancienne » . Est-ce le bon mot pour vous qualifier ?
Ouais. Il ne me dérange pas. Tu as oublié Jérôme Leroy que j’adore et il
mérite. Benjamin Nivet, joueur magnifique, super intelligent, beau à voir. Il
savait tout faire techniquement. Peut-être un peu lent par rapport au foot
moderne. Si on avait joué avec nos qualités il y a 25 ans, ça aurait été un peu
différent. Tous les joueurs que tu as cités, ce sont des vrais amoureux du
foot. On comprend le football de la même manière. C’est une sensibilité, une
vision du jeu, une vision de la vie aussi. Ce sont des gens calmes, posés,
tranquilles.
Quel est le joueur avec lequel tu as partagé le plus cette vision du jeu durant
ta carrière ?
J’ai eu la chance de jouer avec des grands joueurs, quand même. À Paris, j’en
ai eu quelques-uns. Je pense à Motta, Verratti, Pastore. Je dirais Pastore dans
sa volonté de faire le décalage à chaque fois. Thiago Motta aussi était un
architecte, mais dans un registre différent. Car il défendait bien, était
toujours bien placé.
On a fait une interview avec Xavi dans laquelle il expliquait que sur un
terrain, avant une passe, il avait des flashs. Toi, il se passait quoi dans ta
tête ?
(Rires.) Si je te raconte, personne ne va me croire. Moi, je comptais les
joueurs. J’adore les échecs, les calculs mentaux, depuis tout petit. Je suis
très bon en mathématiques, c’est mon truc. (Il a eu le bac scientifique avec
mention bien, NDLR.) Je regardais le système, je voyais qu’ils jouaient à
quatre derrière, que l’excentré c’était telle personne, qu’il jouait en Vapor
jaune. Si à un moment donné, je voyais les Vapor jaune dans une position trop
axiale, c’est qu’il n'y avait personne derrière. Alors je n'avais pas besoin de
lever la tête. Je mettais le ballon, mon excentré droit devait être là. S’il
n’était pas là, ce n'est pas mon problème, c’est sa faute. Les gens pensaient
que c’était une passe aveugle, mais en fait non.
« Je voyais le terrain comme un jeu d’échecs. Et Xavi, c’était Kasparov. »
Tu parles d’échecs. Tu as vu The Queen Gambit sur Netflix ?
Non, je l’ai pas encore vu. Mais je voyais le terrain comme un jeu d’échecs,
oui. J’ai eu la chance de jouer contre Xavi. C’était Kasparov. Le foot, c’est
des mathématiques. Dix joueurs de champ contre dix joueurs de champ. Et après,
c’est des rapports de force. Deux contre un, trois contre deux, à droite, à
gauche, changement d’aile. On a vu Monaco-PSG ou Barça-PSG ? C’était des
rapports de force sur des positionnements.
Jamais le ballon n'est resté bloqué dans tes pieds car il y a eu un bug dans la
matrice ?
Jamais. C’est une question de prise d’information et de réflexe. Mais ça m’est
déjà arrivé de ne pas faire la passe, car ça me paraissait trop facile. Je me
disais : « Il y a une arnaque. » Alors que la passe était juste devant, mais
c’était tellement énorme, le trou, je n'y croyais pas : « C’est pas possible,
il y en a un qui est caché. » Lorsque j’étais président d’Évreux, je
m’entraînais parfois avec mes joueurs. Plus je descendais de niveau, plus les
espaces étaient énormes, plus c’était facile. Les mecs me disaient : « Toi, tu
cours pas. » Je leur répondais : « J’ai pas besoin de courir. Vous êtes tout le
temps mal placés. Il y a toujours un décalage. Sur la prise de balle, on peut
décaler une ligne complète. » En vacances, quand tu joues, on voit ceux qui
sont pros et ceux qui ne le sont pas. Directement. Le mec va faire la remise
alors que l’autre va essayer de se retourner. Le mec répond : « Je pensais q
ue j’allais passer. » « Mais que tu passes ou pas, c’est pas le jeu. T’avais
juste à remiser, je faisais le changement d’aile, on aurait gagné 5 secondes. »
Ce sont des choses qu’ils n’ont pas appris, pas répété, c’est logique.
J’ai regardé des compilations de tes plus beaux buts et ce sont souvent des
reprises de volée de l’extérieur de la surface avec des petits enchaînements
qui finissent lucarne ou petit filet. Comment expliques-tu le fait qu’ils se
ressemblent ?
Y a des buts de raccroc, t’inquiète pas. (Rires.) À la base, je suis attaquant
de pointe. Petit, je marquais énormément de buts. Donc j’ai toujours eu les
réflexes. Et les reprises de volée ou les gestes dans le genre, ce sont des
choses qui combinent avec le tennis-ballon auquel je joue assidument depuis le
centre de formation. Comment le ballon arrive, comment il doit repartir, la
position du corps... On élude toutes ces choses-là aujourd’hui, alors que ce
sont des gestes techniques. La vraie technique, c’est pas le passement de
jambes. La vraie technique, c’est contrôle-passe. C’est une bonne déviation.
C’est servir son partenaire dans les bons espaces. Je peux te ramener un mec
qui fait trente passements de jambes de suite et qui n’a jamais fait de foot de
sa vie. C’est du freestyle, c’est une autre discipline.
Le but que tu marques contre Bordeaux avec Lyon, il se passe quoi dans ta tête ?
Là, c’est de l’instinct, il n'y a pas de réflexion « je vais faire ci, je vais
faire ça » . Je fais poitrine, je vois Souley (Diawara) qui sort, ma chance,
c'est que j’arrive à la passer entre les deux. C’est le travail que tu fais
quand tu es jeune, de l’enchaînement, de la jonglerie, la maîtrise du contrôle
poitrine. Même la reprise de volée, quand je l’ai revue, tu te dis que c’est
compliqué de la frapper comme ça. Alors que je peux refaire une touche de balle
et l’emmener. Je prends des risques à faire un ciseau comme ça à 18-20 mètres.
Après quand ça rentre, tu te dis que ça devait être ça.
OL - Bordeaux (4-2) : But de Bodmer
Il y a aussi le fameux but contre l’OL avec le PSG. Ça t’a motivé, les sifflets
de Gerland ?
Rien à voir. J’étais en guerre avec le club à propos de mon départ. J’avais
fait la grève. J’avais laissé ma voiture à Lyon, j’étais monté dans un train et
j’avais dit à Puel : « Je monte à Paris. Trouvez une solution. Je ne reviendrai
pas. » C’était parce que c’était Paris. Parce que je jouais derrière. Il me
restait un an de contrat, fallait que je parte et c’était Paris. Ce jour-là,
ils sifflent l’équipe. S’ils perdent, Claude Puel est limogé. C’était compliqué
pour eux. Je suis en guerre avec lui, donc je traverse le terrain pour aller le
voir. C’est un ensemble de choses. On en a reparlé, on s’est arrangé. Je ne
suis pas rancunier.
C’est kiffant ce genre de buts ?
Bien évidemment, car derrière, la réaction, je n’y ai pas pensé. Ça sort tout
seul. C’est plein de choses enfouies en moi. Quand tu rentres aux vestiaires,
tu te dis : « Ah ouais, je suis parti loin quand même. » L’année dernière avec
Amiens, contre l’OL, j’ai marqué et j’ai fait une célébration comme si j’avais
20 ans. Tu me demandes pourquoi, je ne sais pas. Je n'ai rien contre Lyon.
J’étais remplaçant, j’étais fâché peut-être. Sur les buts comme ça, comme
beaucoup de joueurs de foot, quand tu es au stade, tu perds ton cerveau. Quand
je regarde certains matchs de Ligue des champions avec le PSG, il y a des
moments où je perds mon cerveau. France 98, France 2018, j’ai fait des choses
que je ne devais pas faire. (Rires.) Surtout en tant que supporter.
Amiens - OL (2-2) : But de Bodmer
Téléfoot s’est arrêté. Tu sais ce que tu vas faire après ?
Je ne suis pas en questionnement sur l’après, je suis tranquille. Je ne me
prends pas la tête. Je suis devenu parrain de l’Union nationale du foot
entreprise (UNFE). J’ai pris ma licence avec le club de foot corpo
d’Issy-les-Moulineaux, j’attends qu’on puisse rejouer. Je suis avec Nico
Douchez dans ce projet. Je joue toujours avec mon club d’Évreux. Et j’ai aussi
pris ma licence dans le club de tennis-ballon des Pirates d’Évreux. Ils sont en
D1. C’est le troisième ou quatrième club français. Avec le coronavirus, va
falloir se renouveler. Déjà, c’est moins 20% de licenciés minimum. Certains
sont partis du foot à 11 à cause de la crise sanitaire, mais d’autres parce que
ça n’allait plus. L’idée est donc de développer d’autres footballs. Le futsal,
le foot en salle, le futnet, le foot en entreprise. Il y a diverses pratiques.
Le plus important, c’est que les gens jouent au foot, de n’importe quelle
manière.
« Il faut prendre tout ce qu’il s’est passé avec les droits télé, la Covid,
comme une opportunité de repartir de zéro, tout remettre à plat. »
Ils sont rares, les anciens footballeurs pros qui peuvent se targuer d’avoir
été présidents d’un club de foot. Est-ce que ça t’intéresse de travailler dans
l’organisation du foot, dans un rôle plus politique ?
Pour l’instant, pas du tout. On m’a déjà démarché plusieurs fois, mais ma
priorité, c’est le terrain : parler foot, vivre foot, manger foot. Mais c’est
sûr qu’il y a une refonte à faire en profondeur, à la ligue ou à la fédé. Il
faut prendre tout ce qu’il s’est passé avec les droits télé, la Covid, comme
une opportunité de repartir de zéro, tout remettre à plat, d’aller voir ce
qu’il se fait dans d’autres fédérations, d’autres sports, d’autres pays. Il y a
un désamour entre le foot amateur et le foot pro. On le voit avec ce qui s’est
passé en Coupe de France. Il y a une réflexion à mener sur les compétitions,
sur les horaires. Quand vous mettez des matchs à 13h ou 15h le dimanche, c’est
compliqué pour le football amateur d’être au stade ou de le regarder, car c’est
normalement les horaires réservés aux amateurs ou aux jeunes.
« J’ai des potes à Grigny qui m’ont raconté avoir fait des matchs contre Evry
pendant la CAN des banlieues. Ce sont des villes qui sont en guerre depuis
qu’elles existent... »
Pendant le premier confinement, Valentin Rongier avait dit dans une interview :
« Lorsqu’on n'a pas le football, nous ne sommes plus personne. En restant à la
maison, on redevient personne. On se dit que sans le football, on n’est pas
grand-chose. » Comment ça résonne en toi ?
Sur le fond, il a raison. C'est pour cela que c’est important que les
footballeurs aient un rôle social et sociétal. Via l’argent gagné en le
redonnant à des œuvres caritatives. Même si beaucoup l’ont déjà fait, peut-être
faut-il prendre conscience qu’il faut faire encore plus. On ne sert pas qu’à
être connu et reconnu. Ouais. Je suis persuadé et je le sais, car avec Évreux,
on a eu des Prix Foot citoyen pour un dispositif, toujours en place, où on
conditionnait le sport aux études. On a eu tellement de résultats positifs sur
les gamins. Si tu lui enlèves le foot, le gamin n’a plus rien. Donc il
travaille. S’il travaille à l’école, tu as gagné. Je crois beaucoup dans le
foot comme levier pour changer la société. C’est le seul truc qui arrive à
faire faire des pauses pendant des guerres. Même la CAN des banlieues... J’ai
des potes à Grigny qui m’ont raconté avoir fait des matchs contre Evry. En
temps normal, ça n’existe pas. Ce sont d
es villes qui sont en guerre depuis qu’elles existent. Le foot a réussi à
faire une paix sociale pendant trois, quatre heures.
Source So Foot :
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